MAUPASSANT
AU SOLEIL
A Pol Arnault
La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. On ne peut ni l'arrêter, ni la changer, ni la comprendre. Et souvent une révolte indignée vous saisit devant l'impuissance de notre effort. Quoi que nous fassions, nous mourrons! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons. Et il semble qu'on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu'on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de "l'éternelle misère de tout, de l'impuissance humaine et de la monotonie des actions."
On se lève, on
Ils parlent d'un mariage, puis d'un décès, puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur bonne qui n'est pas honnête. Ils s'inquiètent de mille choses inutiles et sottes. Imbéciles!
La vue de leur appartement, qu'ils habitent depuis dix-huit ans, m'emplit de dégoût et d'indignation. C'est cela, la vie! Quatre murs, deux portes, une fenêtre, un lit, des chaises, une table, voilà! Prison, prison! Tout logis qu'on habite longtemps devient prison!
Oh! fuir, partir! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout!
Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d'eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des odieux et placides voisins, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne qui vient dire: "que désire Monsieur pour son dîner", et qui s'en va en relevant à chaque pas, d'un ignoble coup de talon, le bord effiloqué de sa jupe sale, las de son chien trop fidèle, des taches immuables des tentures, de la régularité des repas, du sommeil dans le même lit, de chaque action répétée chaque jour, las de soi-même, de sa propre voix, des choses qu'on répète sans cesse, du cercle étroit de ses idées, las de sa figure vue dans la glace, des mines qu'on fait en se rasant, en se peignant, il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante.
Le voyage est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve.
Une gare! un port! un train qui siffle et crache son premier jet de vapeur! un grand navire passant dans les jetées, lentement, mais dont le ventre halète d'impatience et qui va fuir là-bas, à l'horizon, vers des pays nouveaux! Qui peut voir cela sans frémir d'envie, sans sentir s'éveiller dans son âme le frissonnant désir des longs voyages?
On rêve toujours d'un pays préféré, l'un de
Tombe, en nappes d'argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.
C'est le midi du désert, le midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée qui m'a fait quitter les bords fleuris de
Une autre cause donnait à ce moment à l'Algérie un attrait particulier. L'insaisissable Bou-Amama conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire et commettre tant de sottises. On affirmait aussi que les populations musulmanes préparaient une insurrection générale, qu'elles allaient tenter un dernier effort, et qu'aussitôt après le ramadan la guerre éclaterait d'un seul coup par toute l'Algérie. Il devenait extrêmement curieux de voir l'Arabe à ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s'inquiètent guère les colonisateurs.
Flaubert disait quelquefois: "On peut se figurer le désert, les pyramides, le Sphinx, avant de les avoir vus; mais ce qu'on ne s'imagine point, c'est la tête d'un barbier turc accroupi devant sa porte."
Ne serait-il pas encore plus curieux de connaître ce qui se passe dans cette tête?
Marseille palpite sous le gai soleil d'un jour d'été. Elle semble rire, avec ses grands cafés pavoisés, ses chevaux coiffés d'un chapeau de paille comme pour une mascarade, ses gens affairés et bruyants. Elle semble grise avec son accent qui chante par les rues, son accent que tout le monde fait sonner comme par défi. Ailleurs un Marseillais amuse, et parait une sorte d'étranger, écorchant le français; à Marseille, tous les Marseillais réunis donne à l'accent une exagération qui prend les allures d'une farce. Tout le monde parler comme ça, c'est trop, troun de l'air! Marseille au soleil transpire, comme une belle fille qui manquerait de soins, car elle sent l'ail, la gueuse, et mille choses encore. Elle sent les innombrables nourritures que grignotent les nègres, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Maltais, les Espagnols, les Anglais, les Corses, et les Marseillais aussi, pécaïre, couchés, assis, roulés, vautrés sur les quais. Dans le bassin de
Le vaste navire quitte son point d'attache, passe doucement au milieu de ses frères encore immobiles, sort du port, et, brusquement, le capitaine ayant jeté par son porte-voix qui descend dans les profondeurs du bateau, le commandement: "En route", il s'élance, pris d'une ardeur, ouvre la mer, laisse derrière lui un long sillage, pendant que fuient les côtes et que Marseille s'enfonce à l'horizon.
C'est l'heure du dîner, à bord. Peu de monde. On ne se rend guère en Afrique en juillet. Au bout de la table, un colonel, un ingénieur, un médecin, deux bourgeois d'Alger avec leurs femmes.
On parle du pays où l'on va, de l'administration qu'il lui faut.
Le colonel réclame énergiquement un gouvernement militaire, parle tactique dans le désert et déclare que le télégraphe est inutile et même dangereux pour les armées. Cet officier supérieur a dû éprouver quelque désagrément de guerre par la faute du télégraphe.
L'ingénieur voudrait confier la colonie à un inspecteur général des ponts et chaussées qui ferait des canaux, des barrages, des routes et mille autres choses.
Le capitaine du bâtiment laisse entendre, avec esprit, qu'un marin ferait bien mieux l'affaire, l'Algérie n'étant abordable que par mer.
Les deux bourgeois signalent les fautes grossières du gouverneur; et chacun rit, s'étonnant qu'on puisse être aussi maladroit.
Puis on remonte sur le pont. Rien que la mer, la mer calme, sans un frisson, et dorée par la lune. Le lourd bateau parait glisser dessus, laissant derrière lui un long sillage bouillonnant, où l'eau battue semble du feu liquide.
Le ciel s'étale sur nos têtes, d'un noir bleuâtre, ensemencé d'astres que voile par instants l'énorme panache de fumée vomie par la cheminée; et le petit fanal en haut du mât a l'air d'une grosse étoile se promenant parmi les autres. On n'entend rien que le ronflement de l'hélice dans les profondeurs du navire. Qu'elles sont charmantes, les heures tranquilles du soir sur le pont d'un bâtiment qui fuit!
Toute la journée du lendemain, on pense étendu sous la tente, avec l'Océan de tous les côtés. Puis la nuit revient, et le jour reparaît. On a dormi dans l'étroite cabine, sur la couchette en forme de cercueil. Debout, il est quatre heures du matin.
Quel réveil! Une longue côte, et là-bas, en face, une tache blanche qui grandit - Alger
ALGER
Féerie inespérée et qui ravit l'esprit! Alger a passé mes attentes. Qu'elle est jolie, la ville de neige sous l'éblouissante lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus s'élèvent de grands hôtels européens et le quartier français, au-dessus encore s'échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs. L'étage supérieur est supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe, grave et voilée, les chevilles nues, des chevilles peu troublantes, noires des poussières accumulées sur les sueurs.
De la pointe de la jetée le coup d'oeil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu'à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d'une blancheur folle; et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.
Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables vêtus d'une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d'un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s'injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d'ordure et puant la bête. Tartarin dirait qu'ils sentent le "Teur" (Turc) et on sent le Teur partout ici.
Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis de Kabyles, d'Arabes, de nègres et de Blancs, fourmilière de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur éternel "Cïé mosieu". Ils vous tutoient et on les tutoie. Tout le monde ici d'ailleurs se dit "tu". Le cocher qu'on arrête dans la rue vous demande: "Où je mènerai toi." Je signale cet usage aux cochers parisiens qui sont dépassés en familiarité.
J'ai vu le jour même de mon arrivée un petit fait sans importance et qui pourtant résume à peu près l'histoire de l'Algérie et de la colonisation.
Comme j'étais assis devant un café, un jeune moricaud s'empara, de force, de mes pieds et se mit à les cirer avec une énergie furieuse. Après qu'il eut frotté pendant un quart d'heure et rendu le cuir de mes bottines plus luisant qu'une glace, je lui donnai deux sous. Il prononça "méci mosieu", mais ne se releva pas. Il restait accroupi entre mes jambes, tout à fait immobile, roulant des yeux comme s'il se fût trouvé malade. Je lui dis:
- Va-t'en donc, arbico.
Il ne répondit point, ne remua pas, puis, tout à coup, saisissant à pleins bras sa boîte de cirage il s'enfuit de toute sa vitesse. Et j'aperçus un grand nègre de seize ans qui se détachait d'une porte où il s'était caché et s'élançait sur mon cireur. En quelques bonds il l'eut rejoint, puis il le gifla, le fouilla, lui arracha ses deux sous qu'il engloutit dans sa poche et s'en alla tranquillement en riant, pendant que le misérable volé hurlait d'une épouvantable façon.
J'étais indigné. Mon voisin de table, un officier d'Afrique, un ami, me dit:
- Laissez donc, c'est la hiérarchie qui s'établit. Tant qu'ils ne sont pas assez forts pour prendre les sous des autres, ils cirent. Mais dès qu'ils se sentent en état de rouler les plus petits ils ne font plus rien. Ils guettent les cireurs et les dévalisent. Puis, mon compagnon ajouta en riant: Presque tout le monde en fait autant ici.
Le quartier européen d'Alger, joli de loin, a, vu de près, un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous tire l'oeil: Skating-Rink algérien; et, dès les premiers pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux moeurs, au ciel et aux gens. C'est nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n'avoir pas encore compris le sens. Napoléon III a dit un mot sage (peut-être soufflé par un ministre): "Ce qu'il faut à l'Algérie, ce ne sont pas des conquérants, mais des initiateurs." Or nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos moeurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d'art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu'à la terre elle-même.
J'ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein air à Mustapha. C'était la fête de
Pour aller d'Alger à
Le train roule, avance; les plaines cultivées disparaissent; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d'Afrique. L'horizon s'élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l'immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place la ligne des monts s'abaisse, s'entrouvre comme pour mieux montrer l'affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s'étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des oeufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d'Allah.
Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d'arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d'où sortent des soldats barbus. C'est un hameau d'agriculteurs protégé par un détachement de ligne.
Puis, dans l'étendue de terre stérile et poudreuse on distingue, si loin qu'on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C'est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.
De temps en temps, des campements d'indigènes. On les découvre à peine, ces douars, auprès d'un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui. Plus loin c'est une troupe de nomades en
Et c'est ainsi toujours. Aux haltes du train, d'heure en heure, un village européen se montre: quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour dont l'un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.
La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L'eau des gourdes brûle la bouche. Et l'air qui s'engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d'un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l'ombre, quarante-neuf degrés passés!
On arrive à
Dès qu'on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d'aller plus loin, au sud.
J'ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l'insaisissable Bou-Amama.
Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l'Atlas. Le train monte, souffle, ne
(Ce barrage s'est écroulé l'an suivant, noyant des centaines d'hommes, ruinant un pays entier. C'était au moment d'une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s'est occupé de ce désastre français.)
Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes, qu'on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine, à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l'habitude prise.
Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme
Toute la contrée est aride et désolée. Le roi d'Afrique, le soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la
Saïda! c'est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier: "Où est aujourd'hui Bou-Amama, mon général?" La population civile n'a pour l'uniforme aucun respect.
L'auberge du lieu laisse tout à désirer. je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. je ferme les yeux pour dormir. Hélas!
Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J'entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s'ils se répondaient.
Mais bientôt ils approchent, ils viennent; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols. Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins sous les roches, dans les trous de la montagne: et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie.
Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent 1e revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards.
Ils aboient à présent d'une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d'autres cris s'éveillent, des glapissernents grêles; ce sont les chacals qui arrivent; et parfois on n'entend plus qu'une voix plus forte et singulière,
Jusqu'au jour dure sans repos cet horrible vacarme. Saïda, avant l'occupation française était protégée par une petite forteresse édifiée par Abd-el-Kader.
La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu'on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes.
Vers le sud, les monts voisins ont l'aspect d'une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux.
Sur la gauche se dresse un rocher d'un rouge ardent, haut d'une cinquantaine de mètres et qui porte sur un sommet quelques maçonneries en ruines. C'est là tout ce qui reste de
On descend en ce vallon par un sentier bon pour des chèvres.
La rivière, fleuve là-bas (I'Oued Saïda), ruisseau pour nous, s'agite dans les
Le ravin se rétrécit comme s'il allait se refermer. Un grand bruit sur ma tête me fait tressaillir. Un aigle surpris s'envole de son repaire, s'élève vers le ciel bleu, monte à coups d'aile lents et forts, si large qu'il semble toucher aux deux murailles.
Au bout d'une heure, on rejoint la route qui va vers Aïn-el-Hadjar en gravissant le
Devant moi une femme, une vieille femme en jupe noire, coiffée d'un bonnet blanc, chemine, courbée, un panier au bras gauche et tenant de l'autre, en manière d'ombrelle, un immense parapluie rouge. Une femme ici! Une paysanne en cette morne contrée où l'on ne voit guère que la haute négresse cambrée, luisante, chamarrée d'étoffes jaunes, rouges ou bleues, et qui laisse sur son passage un fumet de chair humaine à tourner les coeurs les plus solides.
La vieille, exténuée, s'assit dans la poussière, haletante sous la chaleur torride. Elle avait une face ridée par d'innombrables petits plis de peau comme ceux des étoffes qu'on fronce, un air las, accablé, désespéré.
Je lui parlai. C'était une Alsacienne qu'on avait envoyée en ces pays désolés, avec ses quatre fils, après la guerre. Elle me dit:
- Vous venez de là-bas?
Ce "là-bas" me serra le coeur.
- Oui.
Et elle se mit à pleurer. Puis elle me conta son histoire bien simple.
On leur avait promis des terres. Ils étaient venus, la mère et les enfants. Maintenant trois de ses fils étaient morts sous ce climat meurtrier. Il en restait un, malade aussi. Leurs champs ne rapportaient rien, bien que grands, car ils n'avaient pas une goutte d'eau. Elle répétait, la vieille: "De la cendre, monsieur, de la cendre brûlée. Il n'y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou!" s'obstinant à cette idée de chou qui devait représenter pour elle tout le bonheur terrestre.
Je n'ai jamais rien vu de plus navrant que cette bonne femme d'Alsace jetée sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou. Comme elle devait souvent penser au pays perdu, au pays vert de sa jeunesse, la pauvre vieille! En me quittant, elle ajouta:
- Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie? On dit que c'est bon par là. Ça vaudra toujours mieux qu'ici. Et puis je pourrai peut-être y réchapper mon garçon. Tous nos colons installés au-delà du Tell en pourraient dire à peu près autant.
Un désir me tenait toujours, celui d'aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m'aventurer seul. Une occasion s'offrit,
C'était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes,
La machine L'Hyène part bruyamment s'avançant vers la montagne droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s'enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l'endroit où elle courait tout à l'heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l'un sur l'autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du
Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa
Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d'un homme. On rit, on plaisante; les lignards blaguent la machine. C'est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.
Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée; et nous autres, nous inspectons l'horizon, très attentifs, en éveil dès qu'un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.
Parfois, un chacal s'enfuit devant nous; un énorme vautour s'envole, abandonnant la carcasse d'un chameau presque entièrement dépecé; des poules de
A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d'Espagnols. A Kralfallah, c'est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d'alfa, tout ce qu'on trouve. Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.
Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d'alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l'air enflammé du désert; et, parfois, à l'horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l'eau: c'est le mirage. Sur un talus, voici des
On traverse une forêt! Quelle forêt! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque! Désormais aucune verdure, sauf l'alfa, sorte de jonc d'un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.
Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s'était peut-être trompé.
Nous arrivons à l'Oued-Fallette, au milieu d'une étendue toujours morne et déserte. Alors je m'éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu'elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les
Autour du convoi arrêté et qui a l'air de loin d'une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin. Puis ils s'éloignent dans la poussière, lentement, d'un pas accablé, sous l'écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s'en aller là-bas, sur la gauche; puis on n'aperçoit plus que le nuage gris qu'ils soulèvent au-dessus d'eux.
Nous
Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n'avons pu atteindre, car l'heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.
La machine siffle. Nous quittons l'Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.
Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l'usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit les armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent; l'un d'eux avait une balle dans l'épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.
BOU-AMAMA
Bien malin celui qui dirait, même aujourd'hui, ce qu'était Bou-Amama. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d'Afrique, a disparu si complètement qu'on commence à supposer qu'il n'a jamais existé.
Des officiers dignes de foi, qui croyaient le connaître, me l'ont décrit d'une certaine façon; mais d'autres personnes non moins honnêtes, sûres de l'avoir vu, me l'ont dépeint d'une autre manière.
Dans tous les cas, ce rôdeur n'a été que le chef d'une bande peu nombreuse, poussée sans doute à la révolte par la famine. Ces gens ne se sont battus que pour vider les silos ou piller des convois. Ils semblent n'avoir agi ni par haine, ni par fanatisme religieux, mais par faim. Notre système de colonisation consistant à ruiner l'Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d'autres insurrections.
Une autre cause peut-être à cette campagne est la présence sur les hauts-plateaux des alfatiers espagnols. Dans cet océan d'alfa, dans cette morne étendue verdâtre, immobile sous le ciel incendié, vivait une vraie nation, des hordes d'hommes à la peau brune, aventuriers que la misère ou d'autres raisons avaient chassés de leur patrie. Plus sauvages, plus redoutés que les Arabes, isolés ainsi, loin de toute ville, de toute loi, de toute force, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles; ils ont été violents, sanguinaires, terribles envers les habitants primitifs. La vengeance des Arabes fut épouvantable.
Voici, en quelques lignes, l'origine apparente de l'insurrection.
Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s'emparer du caïd de cette tribu. L'officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.
On chargea le colonel Innocenti de venger cette mort, et on lui envoya comme renfort l'agha de Saïda.
Or, en route, le goum de l'agha de Saïda rencontra les Trafis qui se rendaient également auprès du colonel Innocenti. Des querelles s'élevèrent entre les deux tribus; les Trafis firent défection et allèrent se mettre sous les ordres de Bou-Amama. C'est ici que se place l'affaire de Chellala qui a été cent fois racontée. Après le sac de son convoi, le colonel Innocenti, qui semble avoir été accusé bien légèrement par l'opinion publique, remonta à marches forcées vers le Kreïder, afin de refaire sa colonne, et laissa la route entièrement libre à son adversaire. Celui-ci en profita.
Mentionnons un fait curieux. Le même jour, les dépêches officielles signalaient en même temps Bou-Amama sur deux points distants l'un de l'autre de cent cinquante kilomètres.
Ce chef, profitant de l'entière liberté qu'on lui donnait, passa à douze kilomètres de Géryville, tua en route le brigadier Bringeard, envoyé avec quelques hommes seulement en plein pays révolté pour établir les communications télégraphiques; puis il remonta au nord.
C'est alors qu'il traversa le territoire des Hassassenas et des Harrars, et qu'il donna vraisemblablement à ces deux tribus le mot d'ordre pour le massacre général des Espagnols, qu'elles devaient exécuter peu après.
Enfin, il arriva à Aïn-Kétifa, et deux jours plus tard il campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres seulement de Saïda.
L'autorité militaire, inquiète, enfin, prévint le 10 juin au soir,
Ils furent accomplis surtout par les deux tribus des Hassassenas et des Harrars exaspérés contre les Espagnols qui vivaient sur leurs territoires.
Et cependant, sous prétexte de ne point les pousser à la révolte, on a laissé tranquilles ensuite ces tribus, qui ont égorgé près de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants. Des cavaliers arabes trouvés chargés de dépouilles avec des robes de femmes espagnoles sous leurs selles, ont été relâchés, dit-on, sous prétexte que les preuves manquaient.
Donc, le 10 au soir, Bou-Amama campait à Taci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres de Saida. A la même heure, le général Cérez télégraphiait au gouverneur que le chef révolté tentait de repasser dans le sud.
Les jours suivants le hardi marabout pilla les villages de Tafraoua et de Kralfallah, chargeant tous ses chameaux de butin, emportant la valeur de plusieurs millions en vivres et en marchandises.
Il remonta de nouveau à Haci-Tirsine pour reconstituer sa troupe; puis il divisa son convoi en deux parties, dont l'une se dirigea vers Aïn-Kétifa. Là, elle fut arrêtée et pillée par le goum de Sharrouï (colonne Brunetière). L'autre section, commandée par Bou-Amama lui-méme, se trouvait prise entre la colonne du général Détrie campée à El-Maya et la colonne Mallaret postée près du Kreïder, à Ksar-el-Krelifa. Il fallait passer entre les deux, ce qui n'était pas facile. Bou-Amama envoya alors un parti de cavaliers devant le camp du général Détrie qui le poursuivit, avec toute sa colonne, jusqu'à Aïn-Sfisifa, bien au-delà du Chott, persuadé qu'il tenait le marabout devant lui. La ruse avait réussi. La voie était libre. Le lendemain du départ du général, le chef insurgé occupait son camp, c'était le 14 juin.
De son côté le colonel Mallaret, au lieu de garder le passage du Kreïder, s'était campé à Ksar-el-Krelifa, quatre kilomètres plus loin. Bou-Amama envoya aussitôt un
D'où viennent, dira-t-on, des faits si précis? De tout le monde. Ils seront naturellement contestés par l'un sur un point, par l'autre sur un autre point. je ne puis rien affirmer, n'ayant fait que recueillir les renseignements qui m'ont paru les plus vraisemblables. Il serait d'ailleurs impossible d'obtenir en Algérie un détail certain sur ce qui se passe ou s'est passé à trois kilomètres du point où l'on se trouve. Quant aux nouvelles militaires, elles semblaient, pendant toute cette campagne, fournies par un mauvais plaisant. Le même jour, Bou-Amama a été signalé sur six points différents par six chefs de corps qui croyaient le tenir. Une collection complète des dépêches officielles avec un petit supplément contenant celles des agences autorisées constituerait un recueil tout à fait drôle. Certaines dépêches, dont l'invraisemblance était trop évidente, ont d'ailleurs été arrêtées dans les bureaux, à Alger.
Une caricature spirituelle, faite par un colon, m'a paru expliquer assez bien la situation. Elle représentait un vieux général, gros, galonné, moustachu, debout en face du désert. Il considérait d'un oeil perplexe le pays immense, nu et vallonné, dont les limites ne s'apercevaient point, et il murmurait: "Ils sont là!... quelque part!" Puis, s'adressant à son officier d'ordonnance, immobile dans son dos, il prononçait d'une voix ferme: "Télégraphiez au gouvernement que l'ennemi est devant moi et que je me mets à sa poursuite."
Les seuls renseignements un peu certains qu'on se procurait venaient des prisonniers espagnols échappés à Bou-Amama. J'ai pu causer, au moyen d'un interprète, avec un de ces hommes, et voici ce qu'il m'a raconté. Il s'appelait Blas Rojo Pélisaire. Il conduisait avec des camarades, le 10 juin au soir, un convoi de sept charrettes, quand ils trouvèrent sur la route d'autres charrettes brisées, et, entre les roues, les charretiers massacrés. Un d'eux vivait encore. Ils se mirent à le soigner; mais une troupe d'Arabes se jeta sur eux. Les Espagnols n'avaient qu'un fusil; ils se rendirent; ils furent néanmoins massacrés, à l'exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On sait que les Arabes ne sont point indifférents à la beauté des hommes. On le conduisit au
Le lendemain 11, Blas apprit que d'autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C'était le jour des grands massacres. On resta au même endroit; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant.
Le 12, on leva le
Le 13 au soir on campait à Dayat-Kereb.
Le 14, on marchait dans la direction de Ksar-Krelifa. C'est le jour de l'affaire Mallaret. Le prisonnier n'a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le chott quelques kilomètres plus loin, bien à l'abri.
Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers.
Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu'il faisait coucher dans une tente spéciale et garder.
Une d'elles, une belle fille de dix-huit ans, s'unit en route avec un chef trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union.
Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu'il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C'était un grand garçon maigre, brun, pâle, aux yeux larges et qui portait une petite barbe. Il possédait deux chevaux alezans, dont un français qui semble avoir appartenu au commandant jacquet. Le prisonnier n'a pas eu connaissance de l'affaire du Kreïder.
Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les rivières à sec, et, après trois jours et trois nuits de
Pendant quinze jours après les massacres, des trains ont circulé jour et nuit sur la petite ligne du chemin de fer des chotts. On recueillait à tout moment de misérables espagnols mutilés, de grandes et belles filles nues, violées et ensanglantés. L'autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n'a pu, dans tous les cas, venir à bout d'une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes? A d'autres de les pénétrer et de les indiquer.
Les Arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres. N'ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu'on les suppose bien loin.
Dans la guerre d'Europe, quelle que soit la promptitude de
Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. Mais on ne peut guère les poursuivre; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière.
Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain, décrivant une courbe brusque, S'éloignent ainsi qu'ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s'agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes
PROVINCE D'ALGER
Les Algériens, les vrais habitants d'Alger ne connaissent guère de leur pays que la plaine de
Ils n'ont vu d'ailleurs, en fait d'Arabes, que la crapulerie du sud qui grouille dans les rues. Dans les cafés, on parle de Laghouat, de Bou-Saada, de Saïda comme si ces pays étaient au bout du monde. Il est même assez rare qu'un officier connaisse les trois provinces. Il demeure presque toujours dans le même cercle jusqu'au moment où il revient en
Il est juste d'ajouter qu'il devient
Mais, dès qu'on peut présenter la moindre recommandation, on rencontre, de la part des officiers des bureaux arabes, toute la bonne grâce imaginable. Vivant seuls, si loin de tout voisinage, ils accueillent le voyageur de la façon la plus charmante; vivant seuls, ils ont lu beaucoup, ils sont instruits, lettrés et causent avec bonheur; vivant seuls dans ce large pays désolé, aux horizons infinis, ils savent penser comme les travailleurs solitaires. Parti avec les préventions qu'on a généralement en
C'est grâce à plusieurs de ces officiers que j'ai pu faire une longue excursion en dehors des routes connues, allant de tribu en tribu.
Le ramadan venait de commencer. On était inquiet dans la colonie, car on craignait une insurrection générale dès que serait fini ce carême mahométan.
Le ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l'heure matinale où le soleil apparaît jusqu'à l'heure où l'oeil ne distingue plus un fil blanc d'un fil rouge. Cette dure prescription n'est pas absolument prise à la lettre, et on voit briller plus d'une cigarette dès que l'astre de feu s'est caché derrière l'horizon, et avant que l'oeil ait cessé de distinguer la couleur d'un fil rouge ou noir.
En dehors de cette prescription, aucun Arabe ne transgresse la loi sévère du jeûne, de l'abstinence absolue.
Les hommes, les femmes, les garçons à partir de quinze ans, les filles dès qu'elles sont nubiles, cest-à-dire entre onze et treize ans environ, demeurent le jour entier sans manger ni boire. Ne pas manger n'est rien; mais s'abstenir de boire est horrible par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n'est point de dispense. Personne, d'ailleurs, n'oserait en demander; et les filles publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là des Arabes qu'on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos moeurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents.
Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte, pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent, l'estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants, qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent que, s'ils tuent un de ces roumis pendant le ramadan, ils vont droit au ciel, que l'époque de notre domination touche à sa fin, car leurs marabouts leur promettent sans cesse qu'ils vont nous jeter tous à la mer à coups de matraque.
C'est pendant le ramadan que fonctionnent spécialement les Aïssaouas, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques religieux, les seuls, peut-être avec quelques mécréants et quelques nobles, qui n'aient point une foi violente.
Ces exceptions sont infiniment rares; je n'en pourrais citer qu'une seule.
Au moment de partir pour une marche de vingt jours dans le sud, un officier du cercle de Boghar demanda aux trois spahis qui l'accompagnaient de ne point faire le ramadan, estimant qu'il ne pourrait rien obtenir de ces hommes exténués par le jeûne. Deux des soldats ont refusé, le troisième répondit:
- Mon lieutenant, je ne fais pas le ramadan. Je ne suis pas un marabout, moi, je suis un noble.
Il était, en effet, de grande tente, fils d'une des plus anciennes et des plus illustres familles du désert.
Une coutume singulière persiste, qui date de l'occupation, et qui parait profondément grotesque quand on songe aux résultats terribles que le ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au début, se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que le canon français donnerait le signal de l'abstinence pendant l'époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières rougeurs de l'aurore, un coup de canon commande le jeune; et, chaque soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de toutes les villes, de tous les forts, de toutes les Places militaires, un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes, boire à des milliers de gargoulettes et préparer par toute l'Algérie d'innombrables plats de kous-kous.
J'ai pu assister, dans la grande mosquée d'Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le ramadan.
L'édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l'une de l'autre et plus droites que des rangs de soldats à l'exercice. Ils posent leurs souliers devant eux, par terre, avec les menus objets qu'ils pouvaient avoir aux mains; et ils restent immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite chapelle qui indique la direction de
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