gardez le sourire

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Le passage à l’écriture

Le passage à l’écriture

Pour que les enfants accèdent à l’écriture comme moyen d’expression et de création, ils doivent d’une part intégrer des normes, celles du code de communication que représente l’écrit et d’autre part s’ouvrir à une parole personnelle, celle qui permet l’expression du sujet dans sa singularité.
Je proposerai ici qu’on recherche, dans le passage à l’écrit de l’élève, la voie préconisée par Freud en matière d’éducation "entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l’interdiction" (6ème conférence in
Nouvelles conférences sur la psychananalyse , Gallimard) pour y tenter l’acte "impossible" d’éduquer.

Le fil d’Ariane se déroule même si l’écoute doit se maintenir à l’optimum de la vigilance car écrire nécessite une exorbitante écoute à soi [1]. Que conserver de cette aventure intime et tellement singulière qu’est l’écriture impliquée, quand il s’agit de permettre à l’enfant de "passer" à l’écriture ?
Ne jamais oublier d’abord que l’écriture est lieu d’inhibition car elle est lieu d’émergence. Comme la parole, mieux peut-être - hormis dans la situation analytique - elle est la brèche privilégiée qu’emprunte l’inconscient pour surgir et se dire.
Et donc ne pas être dupe. Se souvenir que, si s’approprier l’écrit, vecteur vivant de la culture, est l’un des objectifs de l’école, l’apprentissage de l’écrit ne peut pas pour autant se confondre avec ce qui sera nommé ici passage à l’écriture, pas plus que ne peuvent se confondre apprentissage de la lecture et constitution de la lecture privée.
Un enseignant qui écrit a le désir de faire accéder ses élèves à l’écriture. Désir de leur désir d’écrire... Pas si clair, pas si simple...
Comment permettre aux enfants de se relier à eux-mêmes pour y puiser l’énergie nécessaire pour vivre l’enfance, période de coercition incontournable, et en même temps participer sans nuire à cette entreprise de normalisation que représente l’éducation ?
L’écriture personnelle, l’écriture à la première personne même si le recours à la troisième sert de masque a t’elle une place à l’école ? Laquelle ? A quel prix ? A quelles conditions ?

Le paradoxe de l’éducation

L’éducation s’oppose à la psychanalyse, même si elles sont l’une et l’autre également "impossibles". Alors que la situation psychanalytique tend à faire se lever les refoulements en luttant contre un déplaisir d’origine narcissique, l’éducation s’appuie sur le narcissisme de l’éduqué pour s’assurer la domination des pulsions.
De ce point de vue, les actions de l’analyste et de l’éducateur sont donc exactement contraires. Le premier fonde son action sur le "Ça" et combat le narcissisme qui s’oppose à la levée des refoulements, le second s’allie à "l’Idéal du Moi" contre le "Ça" pour canaliser et maîtriser les pulsions.
Cependant, mettant en jeu les forces inconscientes de l’enseigné (comme de l’enseignant), l’acte d’éduquer ne peut faire l’économie de l’éclairage de la pensée freudienne. L’éducation psychanalytique associerait donc l’opportunité d’une action sur le monde externe à la compréhension d’une situation interne  [2]. Pour Gilbert Terrier et Jean-Pierre Bigeault, il n’est pas question de substituer une action à une autre mais de les intégrer l’une à l’autre. Cela ne va pas sans difficulté et confondre les moyens et les fins n’est pas la moindre.
Dans la pratique pédagogique du passage à l’écriture, appelée il n’y a pas si longtemps expression écrite, cette intégration peut se réaliser de façon privilégiée.
Le "Moi" est le promoteur du principe de réalité. Il intercale entre la revendication pulsionnelle et l’action qui procure la satisfaction, l’activité de pensée. [3] Cette activité est le champ d’intervention de l’école pour remplir sa tâche spécifique, celle de transmettre le savoir et de contribuer ainsi véritablement au développement du "Moi".
Elle ne peut cependant contribuer au renforcement du "Moi" et accroître ainsi son pouvoir sur la réalité qu’à trois conditions :

— si le désir de combler un manque par une satisfaction d’un type nouveau qui évoque une satisfaction antérieure est éveillé et soutenu,

— si, par la découverte personnelle du savoir, le fantasme est déplacé - et non pas refoulé massivement - sur d’autres contenus représentatifs,

— si l’activité de pensée s’ancre, même en écho lointain, dans l’expérience propre de l’enseigné.

Dans son essai, La création littéraire et le rêve éveillé  [4], Freud souligne l’analogie entre l’œuvre littéraire et le rêve diurne et les désigne comme vecteurs de réalisation fantasmée de désirs inassouvis ; continuation et substituts du jeu enfantin [5], ils sont destinés à corriger une réalité frustrante.
Dès l’enfance, l’écriture doit et peut avoir cette fonction, en élargissant le lieu d’émergence des fantasmes, occupé, jusqu’au moment où l’enfant dépasse les premières difficultés de l’apprentissage de la langue écrite, par le jeu et par le dessin.
Les enfants disent : "Regarde, j’ai fait un texte ! " Ils l’apportent - comme le dessin auparavant - avec la fierté d’avoir produit. Ils attendent en retour, la reconnaissance de leur existence comme sujet. Ils vivent, dans l’acte de produire un texte, une satisfaction de type nouveau qui évoque une satisfaction antérieure.
Pour que s’effectue le déplacement du fantasme, gage d’une action éducative bénéfique pour l’enfant, et non son refoulement, le passage à l’écriture ne peut être que provoqué par un état de dérangement, d’urgence, le poussant le plus loin possible dans le sens de son propre trouble [6].
Alors les compétences visées et décrites dans les directives ministérielles reprennent leur juste place, celles de moyens et non de fins. Les apports de la didactique constituent l’arrière-plan théorique qui donne au praticien les outils nécessaires - mais non suffisants - pour accompagner l’enfant non seulement dans son développement intellectuel mais dans son développement global. Trop souvent, l’école privilégie l’élève, au détriment de l’enfant, le sujet de son histoire, qui entre en classe la tête trop pleine d’émotions, de problématiques personnelles embarrassantes, qui, si elles ne sont pas prises en compte seront autant d’empêchements à apprendre. L’écriture personnelle, celle du "je", représente alors l’une des voies privilégiées pour articuler exigences éducatives envers l’élève (réalité externe) et monde intérieur du sujet privé (réalité interne).

Des espaces d’écriture

Il convient alors de ne pas confondre ce que l’école appelle maintenant dans les textes officiels "production d’écrit" et le "passage à l’écriture". Ce dernier ne peut se faire en aucun cas sous la contrainte comme la production d’écrits fonctionnels par exemple, peut l’être à l’occasion d’apprentissages structurants.
Le "passage à l’écriture" s’effectuera quand il sera sollicité par des entrées inductrices qui seront autant d’invitations faites à l’enfant de s’écouter au plus près.
Et pour éviter qu’il ne se conforme à l’idée qu’il croit qu’on a de lui, de l’enfance, qu’il se cache, qu’il fasse du remplissage, ou que, bloqué par les interdits de l’orthographe et de la syntaxe, il vive la torture d’écrire sous la contrainte, il convient de refuser le mensonge dans l’écriture, et l’en guérir par un déplacement vers l’essentiel [7].
Pour déverrouiller la porte de l’expression vraie - Je propose à chacun l’ouverture des portes intérieures (Francis Ponge) -, pour que chaque enfant trouve le voie/la voix de l’écriture personnelle qui lui convient selon le moment de son histoire, plusieurs types d’activités sont possibles et nécessaires.

 Le texte libre qu’un enseignant Freinet appelle maintenant "le texte libre libre" pour dire les dérives provoquées par sa récupération, sa vulgarisation et sa pratique non éclairée qui l’ont considérablement amoindri et déprécié. Quasi unanimement dénoncée actuellement, la pratique du texte libre, que chacun croit à tort connaître, reste, à condition d’être conduite de manière très réfléchie, selon des techniques d’organisation et de conduite de classe qui demandent une authentique formation, une voie privilégiée - pas la seule - pour accéder à une écriture privée. Elle peut aider puissamment l’enfant, tant dans son développement psychologique qu’au plan des apprentissages plus techniques de l’écriture que le texte libre nécessite, justifie et finalise.

 Le texte à sujet libre, texte demandé par l’enseignant dans le cadre d’un plan de travail autonome par exemple, nécessitera des aides techniques et des ouvertures qui seront autant d’invitations à écrire ouvrant au rêve, à l’imaginaire, à la création [8].

 Les ateliers d’écriture, dont la fonction sera d’amener les enfants à comprendre les structures des différents types d’écrits, à les mettre à distance pour en voir le fonctionnement et pouvoir se les approprier en les maîtrisant. Comment "fonctionne" un télégramme, une histoire drôle, un texte de problème, une petite annonce, tel poème, une chanson, un récit, quels sont les ressorts d’une chute, d’une description, ... ?
Et puis, s’appuyer sur la joie, la satisfaction d’avoir déjoué un peu le mystère de la construction de l’écrit pour lancer : "A vous !". Et plutôt que de faire "tourner" à vide, une compétence toute neuve, toujours finaliser l’écriture dans le cadre d’un projet (la classe a "appris" à rédiger une lettre parce qu’il était nécessaire d’écrire pour demander ou remercier, ou revendiquer ou...) ou en détournant la technique du côté de l’exercice de style humoristique (compte-rendu d’une expérience dans la laboratoire du Professeur Tournesol) ou poétique (lettre à la lune, à la mère Noëlle, à l’étoile de mer...). La liste n’est pas exhaustive. Elle pourrait se compléter par la chronique de vie de la classe, le récit de vie, le journal intime, l’atelier ou le chantier d’écriture poétique et par des projets individuels ou de groupe débouchant sur des écrits plus longs : texte d’album, roman, théâtre, conte....

Le travail de l’écriture

Après le premier jet, celui qui permet l’émergence de la parole intime et son déplacement, l’étape suivante, indispensable pour réaliser réellement une démarche d’éducation, sera celle du travail sur l’écriture. Il s’agit alors de prendre une distance avec le texte pour lui donner sa propre indépendance, le transformer en objet, production moulée et rassurante. Travail sur la langue, acharnement à dire plus juste, plus vrai, mieux, volonté de faire passer aux autres ce qui a été écrit. Travail acharné pour faire appréhender le code commun au groupe humain, le langage, et vivre ainsi l’épreuve difficile de l’empoignade avec les mots pour faire apparaître un langage plus dépouillé, encore plus vrai.
S’interdire, interdire, la phrase "bancale" : "Tu entends ? Ça ne balance pas, relis tout haut  !" Oraliser le texte pour l’entendre, le lire autrement, le mettre à distance et l’objectiver, favoriser les échanges de lecture à voix haute entre enfants et pour cela instituer des relations d’aide mutuelle.
Les rendre exigeants, âpres à dire juste, les encourager à travailler l’écriture comme on travaille l’argile, la terre, le pain.
Phase capitale de la démarche que le travail sur l’écriture, il est, pour Elizabeth Bing, curatif : la vertu thérapeutique de l’écriture réside essentiellement dans le travail sur l’écriture elle-même  [9].
Cependant, l’invitation pressante qui devient exigence à retravailler un texte impliqué comporte le risque non négligeable de rendre l’exercice tellement rebutant qu’il tarira le désir d’écrire. Les exigences de réécriture devront donc s’adapter soigneusement à chaque enfant. Dans un premier temps, il faudra savoir accepter, avec sagesse, de la part de certains enfants - et s’en satisfaire en les considérant déjà comme une conquête sur une parole muselée jusque là - des premiers jets très insatisfaisants (pour l’enseignant) au plan de la forme, quitte à endosser un travail de correction, soit avec l’auteur, soit en dehors de sa présence, pour permettre à tout texte de prétendre à une existence sociale. La lisibilité de certains textes d’enfants sera prise ainsi en charge par l’enseignant afin d’amener progressivement chacun à retravailler sa production personnelle.
Dans la perspective d’un "passage à l’écriture" la reprise des premiers jets, indispensable certes, est trop souvent prématurée dans les pratiques scolaires actuelles. Or, elle représente un objectif en soi et nécessite d’une part la mise au point d’outils spécifiques et d’autre part une infinie patience. Trop d’exigences ou des exigences prématurées peuvent interrompre brutalement un "passage à l‘écriture" qui s’amorçait.

Le "destin" social de l’écrit impliqué

Une pédagogie ne saurait atteindre son but sans à la fois libérer et contraindre [10]. S’exprime là, exactement, la représentation d’une démarche pédagogique positive de l’apprentissage de l’écriture. Car le texte du "je" de l’enfant ne favorisera pour lui l’intériorisation du monde externe dont parlent Gilbert Terrier et Jean-Pierre Bigeault [11] et ne participera à la construction de la personne que s’il est accueilli et intégré dans une production sociale du groupe-classe où il trouvera toute sa place, et sa justification. Pour cela il convient de donner au chef-d’œuvre la forme définitive et socialisable en direction d’un interlocuteur qui jusqu’alors restait masqué. On écrit parce qu’il y a un "autre", on écrit pour quelqu’un, on écrit vers les autres.
Ce "destin" social de l’écrit personnel fonde et justifie les exigences de mise en forme et finalise l’effort ultime de remise "au propre" de toute production écrite qui veut prétendre s’ouvrir aux autres. La mise en valeur des productions écrites - l’album des recettes de sorcières, Recueil des lettres à des gens célèbres, ... - est indispensable ne serait-ce qu’en début d’année pour réassurer et constituer une mémoire du groupe-classe jusqu’à ce que, le projet d’un recueil, d’un livre, d’une revue, d’un spectacle, d’une œuvre commune émerge et relance et fasse rebondir le désir d’écrire encore et encore.

Irène Laborde, IUFM de Grenoble


Et longues oreilles...



Irène Laborde à Fernand Oury

J’étais en visite de formation dans cette classe de CE2 aux fins fonds du département où Frédérique faisait son stage de fin d’année.
J’avais tout de suite repéré au fond de la classe, assis seul à une table, un petit garçon qui apparemment avait des velléités de chahut. Alors je suis allée près de lui : "Tu veux bien que je m’installe à côté de toi ? Je vais t’aider à être sage..." Retour au calme instantané, il paraît bouder.
Frédérique conduit une séance de production de texte poétique. Les enfants sont invités à écrire un acrostiche, ce poème dont les premières lettres de chaque vers, lues verticalement forme un mot, un texte.
Alors il se tourne vers moi et dit avec un petit sourire contraint :"Je vais faire le fennec."
-C’est une très jolie idée, moi, j’adore les renards.
-Oui, c’est parce que cette nuit, j’ai rêvé..."
Et il raconte... Il est dans le désert. Il a soif. Sa gourde est vide. Il a peur. Il est très fatigué. Alors il approche d’une oasis et il boit. Pendant qu’il boit un fennec le regarde. Puis il s’allonge sur un matelas. Il est bien.
- Alors je vais faire le fennec...

Flèche dans le désert
Et couleur de feu
N’est pas méchant
N’est pas sauvage
Et longues oreilles

C’est le renard des sables
Ludovic (CE2, avril 1995)

Je l’ai aidé à corriger les fautes d’orthographe. Je lui ai dit combien je trouvais son texte réussi. Il m’en a offert une version qu’il a copiée sur une seconde feuille de couleur.
Pendant qu’il écrivait, je me suis soudain souvenue, qu’avant de partir en stage, Frédérique était venue me parler d’un souci qu’elle avait : la titulaire qu’elle devait remplacer lui avait signalé dans la classe un enfant souffrant de myopathie qu’elle devrait surveiller discrètement pour qu’il ne se fatigue pas. Discrètement car les parents ne voulaient pas que cela soit dit.
Je me souviens d’une séance de travail d’un Groupe de Formation [12] au cours d’un stage du C.E.P.I [13] au cours de laquelle soudain, venu d’on ne sait où, un lièvre "aux longues oreilles" avait surgi...
Des oreilles, quand on pratique la P.I, il est utile d’en avoir.
Quand j’entends un enseignant dire que les textes de ses élèves sont pauvres, je pense à Loïc et à son texte qui lui permet de dire...
La flèche, temps orienté, mort subite, figure du destin qui dans la civilisation arabe est utilisée pour interroger l’oracle.
Le désert image de solitude où l’eau qui vient à manquer est menace de mort mais aussi le lieu où le sage est susceptible de rencontrer Dieu.
Le feu, purificateur, régénérateur, destructeur aussi, qui permet la vie mais peut apporter la mort.
Le renard enfin, animal psychopompe, conducteur des âmes comme Charron chez les Grecs, symbole de fertilité et de séduction qui représente les contradictions humaines.
Pauvre, un texte d’enfant ?
Porteur plutôt d’un monde intérieur qui se dit même si nous n’avons pas les moyens et c’est tant mieux de le décoder. Au moins pouvons-nous nous donner les moyens de l’entendre en sachant qu’il (nous ?) parle.
Je pense très souvent à Ludovic.
Je veux le faire se relier, et c’est pourquoi j’écris ce matin, à Fernand Oury.
Tant pis si on n’y voit pas de lien.
Pour moi il y en a un.
Et un fort.

Vladimir et le texte de l’arbre mort

La secrétaire de la CCPE, Melle F. était venue dans la classe un après-midi ; elle venait demander d’accueillir un garçon qui ne "pouvait" pas continuer à fréquenter l’école des B. Il s’agissait de Vladimir, un enfant d’origine étrangère et d’un milieu familial sans problèmes économiques particuliers qu’elle présenta comme violent envers sa mère, qu’il frappait dit-elle, insupportable en classe et dans son école. Elle était restée évasive quant à ce qui s’était passé et qui nécessitait, dans l’urgence et en milieu d’année, un changement de groupe scolaire. Je n’avais pas posé de questions.
Ce n’était pas la première fois. A la suite d’une visite semblable de Melle F., l’année précédente, Claude, le grand Claude aux textes illisibles mais tellement drôles et subtils, que je reprenais mot à mot avec lui pour les décrypter, et les rendre publiables, ce dont il se montrait heureux et fier, avait rejoint notre classe qui allait vivre ensemble une seconde année.
A nouveau, un élève de l’école des B., Vladimir, un enfant un peu polisson, aimant jouer et rire, d’un niveau scolaire satisfaisant venait compléter le groupe. Il s’y était rapidement intégré, se rapprochant dès son arrivée de Claude, qu’il avait connu à l’école des B., garçon apprécié et très entouré, et de la petite bande de camarades qu’il s’était rapidement faits.
Vladimir s’était mis surtout à écrire.
L’arbre mort
Je suis un arbre mort. Dans un (...) et demi je vais mourir : "Au début un homme vint ici avec une scie et il scia toutes mes branches. Après il me coupa les racines et il me fit tant de misères. J’ai un secret à vous révéler : dans mon corps j’ai un diamant mais il est protégé par des fourmis rouges je voulais le dire à mon petit-fils alors je vous l’ai dit à vous.
Vladimir
L’enfant n’a jamais posé de problèmes à la classe. A la fin de l’année il est entré comme les autres au collège. Je n’ai rien su - je n’ai rien fait pour cela d’ailleurs - des événements qui avaient provoqué le changement d’école. De ma place de pédagogue, par l’organisation notamment de lieux d’expression personnelle, j’ai travaillé à rendre possible l’adaptation d’un enfant réputé violent et difficile mais qui ne le fut jamais dans cette classe.
Par contre ce texte m’avait saisie.
Il y avait d’abord le "je" initial, assourdissant, un "je" qui sonne, clame comme un cri. Et puis ces guillemets qui s’ouvrent mais ne se referment pas, comme une personne qui se met à parler et qui ne s’arrête plus...
L’échéance imprécise ensuite, un temps indéfini qui s’ouvre : dans un jour, un mois, un an, un siècle ?
Un arbre mort parle et beaucoup de "si" infiltre sa parole : ici avec une scie et il scia...
La violence des images, les branches et les racines que l’on coupe, la protection des fourmis rouges dévoratrices et la dureté froide du diamant, indestructible.
Et aussi la plainte, poignante, il me fit tant de misères...
J’y lisais la parole impossible d’une filiation barrée, les racines coupées, Je voulais le dire à mon petit-fils qu’on se résout à déposer ailleurs, alors je vous l’ai dit à vous.
Et j’entendais le passage du présent au passé, loin d’être simple, à chacun son histoire, une histoire déterminée par la mort exprimée au futur immédiat je vais mourir et la nécessité urgente, avant de mourir, de se raconter.
Je me gardai bien d’en conclure la moindre chose ; il est exclu que la classe soit, si tant est que nous en ayons les moyens, lieu d’interprétation, toujours sauvage, toujours nuisible car violente et d’ailleurs totalement inutile. Je restai, comme devant tout texte d’enfant, vigilante et accueillante, c’est la moindre des choses, invitant - en apportant les moyens pour cela - à travailler la forme, toujours, sans toucher au fond, jamais.
En revanche, ce qui me frappait et qui était nouveau de la part de cet élève était surtout le respect des règles de mise en forme d’un texte narratif, travaillée en atelier d’écriture : titre, alinéas en début de paragraphe, lettres majuscules en début de phrase, ponctuation impeccable hormis les guillemets laissés ouverts...
Par l’écriture, entre libération et contrainte, Vladimir s’apaisait au moins en un lieu, la classe. Son passage à l’écrit impliqué lui permettait d’actualiser, de manière médiatisée et donc sécurisée, ce qui très profond en lui-même l’aidait et en même temps le gênait pour grandir.
Le texte de l’arbre mort n’est pas le seul texte énigmatique et fort que Vladimir rédigea cette année-là. De tous ses écrits personnels émergeaient des images violentes. Le passage à l’écriture lui permettait de se dire, de dire son histoire et sa souffrance, de façon détournée.
La manière dont ses textes dans la classe étaient
accueillis et mis en réseau dans des activités socialisées de production collective n’est bien sûr pas indifférent.
Et c’est j’en suis certaine, ce qui l’avait aidé à grandir et à apprendre.

 

NB : Le texte de l’enfant quand il l’a été remis apparaissait en l’état, hormis l’orthographe qui a été rétablie et le prénom qui a été changé.

[1] Rousseau-Dujardin Jacqueline, Couché par écrit , Ed. Galilée

[2] Terrier Gilbert ; Bigeault Jean-Pierre, Une école pour Oedipe

[3] Freud Sigmund, Abrégé de psychanalyse , PUF

[4] Freud Sigmund, Essais de psychanalyse appliquée , Paris, Gallimard

[5] ibidem

[6] Bing Elizabeth "...et je nageai jusqu’à la page ", Ed. Des femmes

[7] ibidem

[8] Le texte de l’arbre mort (encadré ci-contre) avait été ainsi rédigé par l’enfant : texte à sujet libre programmé dans le cadre d’un plan de travail autonome

[9] Bing Elizabeth, op. cit.

[10] Terrier Gilbert ; Bigeault Jean-Pierre, op. cit

[11] l’école, articulant les processus d’apprentissage et de créativité, a posé le média scolaire comme le matériau sans lequel l’artiste ne pourrait pas se réaliser ; mais l’éducation, comme l’art, conduit en fin de course à l’intériorisation du monde externe.

[12] dont l’objectif est l’entraînement à l’écoute de la parole singulière.

[13] Collectif des Equipes de Pédagogie Institutionnelle de l’Association "Maintenant la Pédagogie Institutionnelle", Mouvement Pédagogique agréé par le MEN

 



27/07/2008
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